A harmless prank
ft. Artémis Cyan
J'ai ma soirée aujourd'hui, et il était temps. Mine de rien, le rythme du BIAS n'est pas fait pour tout le monde, et je dois admettre que mon horloge interne est sans dessus-dessous. Le fait de pouvoir quitter nos bureaux avant les petites heures du matin offre également un plus large éventail de choix culinaires quand vient la question du dîner. Après avoir passé une semaine à picorer dans des boîtes de take-out ultra-grasses pendant nos rondes, la perspective d'un vrai repas me fait saliver. Devrais-je utiliser ma propre cuisine pour changer ? Probablement, mais le souvenir de cette pile de vaisselle délaissée dans l'évier me décourage immédiatement. Un soupire m'échappe alors que je quitte le garage de fonction. Il faudrait vraiment que je reprenne ma vie en main un de ces jours.
Le ciel est une toile violacée à cette heure-ci. Je n'ai pas souvent l'occasion d'admirer le crépuscule, alors je m'y attarde un instant. Je sais que je devrais trouver le spectacle beau mais la flic en moi ne peut pas s'empêcher de songer à la nuit qui approche, et aux dangers qui sévissent sous son voile. Les créatures surnaturelles n'ont fait que compliquer le tableau déjà sombre de la criminalité américaine, à tel point que les lois humaines ne parviennent plus à suivre. Je n'aimerais pas avoir à démêler ce casse-tête, mais quelque part, j'en fais déjà les frais.
Je tourne mon guidon pour m'engager sur le vieux carré Français. Le trafic n'est pas trop mauvais, je trouve une place sans difficulté. Le fumet des restaurants créoles en plein service me saisit aussitôt sortie de mon véhicule. Je suis tombée amoureuse du gumbo en arrivant en Louisiane, et il reste mon premier choix en terme de comfort-food. Après une semaine assommante comme celle que je laisse derrière moi, je ne peux résister à son appel.
Si l'enseigne ne m'est pas inconnue - Knight me l'a maintes fois pointée du doigt lorsque nous passions à proximité - c'est en revanche la première fois que je m'y arrête. Le cadre n'est pas désagréable, quoique convenu. Une femme derrière le comptoir m'adresse un sourire, qui se change en grimace lorsque son regard se pose sur mon badge. J'aurais probablement dû retirer mon uniforme avant de quitter le vestiaire du BIAS.
"Not working right now," lui précisé-je en m'approchant du bar.
"Just here to eat.""Er, sorry, didn't mean to stare, it's just..." se justifie-t-elle, visiblement confuse.
"We've got a lot of Supernaturals ordering here, especially after nightfall. They might get nervous."Je me contente d'hocher la tête et de piocher dans la pile de menus. Elle n'est pas tout à fait honnête, je sais déjà que les propriétaires sont versés dans les arts Voodoo, mais je ne tiens pas à l'enfoncer. Du moment qu'elle ne jette pas un mauvais sort sur mes okras, je n'ai aucune raison de faire des histoires. Néanmoins, au vu de la gène qu'inspire ma présence, il serait préférable de commander à emporter...
"... One andouille and chicken gumbo to take out," signifié-je en refermant la carte.
"And a slice of pecan pie."La serveuse hoche la tête et s'en va glisser quelques mots en cuisine. Je m'attarde un peu plus longtemps sur sa silhouette que je n'aime l'admettre. Ses cheveux crépus tressés en dreads ont une belle manière d'épouser ses épaules de bronze. On dirait que mes dernières années de célibat me rendent un peu poète. Si Knight pouvait lire dans mes pensées, je serais noyée sous ses taquineries pour le reste de ma carrière.
Quelque chose vibre à ma hanche. Je porte machinalement la main à mon téléphone portable avant de réaliser qu'il se trouve dans la poche de ma veste. C'est cette amulette cylindrique qui vibre, celle qui me fut confiée comme à toutes les recrues du BIAS, supposée réagir à la magie Wiccane et Faerique de moyenne puissance et plus. Cela ne dure qu'un moment, après quoi le mouvement s'estompe tel un écho. Je lève la tête pour observer mon environnement proche sans rien voir d'inhabituel. Un faux positif peut-être ? Ce ne serait pas la première fois.
Les minutes passent, je me suis décidée à faire le tri dans ma boîte mail pour patienter, adossée négligemment au comptoir. Le restaurant s'est bien rempli depuis mon arrivée, la clientèle paraît plutôt jeune. C'est sans doute la raison pour laquelle mon regard s'arrête sur la chevelure argentée d'un homme dont le visage se révèle familier. Sir Artémis Cyan, l'archimage en compagnie duquel Knight et moi avons eu des échauffourées récemment. Son intervention surprise avait permis d'éviter le pire lors d'une poursuite sans faire de blessés supplémentaires. Nos regards se croisent, je lui adresse un bref signe de tête. Je pense qu'il m'a reconnue.
"One gumbo and pecan pie coming your way," signale la serveuse en posant un sac sur le bar.
"Have a good night officer."Le fumet qui s'en échappe vient raviver ma sensation de faim. Je la remercie et règle l'addition rapidement avant d'empoigner mon dîner. Mes pas me mènent vers le magicien, opérant un détour en direction de la sortie. Ca ne coûte rien d'être civile de temps en temps. Jimmy me le rappelle souvent...
"Evening Mr. Cyan," salué-je, droite dans mes bottes.
"I'm taking this opportunity to thank you again for your actions, in the name of the BIAS. I wish you a pleasant meal."Je ne tiens pas à m'éterniser, ces quelques paroles feront l'affaire. Je m'apprête à reprendre ma route lorsqu'une jeune femme éclate en sanglots à la table voisine. Celle-ci se lève brusquement et me coupe la route pour tomber à genoux devant le maître Wiccan, agrippant ses vêtements de ses mains.
"Dad...!" S'écrie-t-elle,
"Oh dad, I'm so, so sorry I couldn't make it to your funeral...!"Ce que j'imaginais au départ être une gênante scène de famille s'avère finalement plus complexe et inquiétant. La cliente éplorée doit traverser un épisode de démence, ou avoir salement abusé de la boisson. Je m'apprête à poser la main sur son épaule lorsqu'un vacarme de vaisselle cassée retentie vers l'entrée.
"Keep them out! Keep them out!" répète un homme en costume élégant, occupé à lancer les assiettes de sa tablée en direction de la porte.
"Oh my god, keep them out...!"Les choses ne font que dégénérer à partir de là. Vers le fond de la pièce, un adolescent semble pris d'une crise de fou-rire. Sa mère en face se gratte frénétiquement comme si des milliers de fourmis couraient sur sa peau. Une autre cliente se met à mâcher ses couverts sans la moindre pensée pour ses dents qui craquent. En moins d'une minute, tout le restaurant est plongé dans un chaos digne d'un asile.
Je ne suis pas certaine de ce qui est en train de se produire mais je peux d'ors et déjà affirmer que cela n'a rien de naturel. Je lâche mon gumbo sur la table la plus proche et alerte le bureau à travers ma radio, décrivant la situation du mieux que je le puisse. Il faut faire vite : les victimes pourraient se blesser accidentellement ou devenir agressives. Si l'une d'entre-elles porte une arme ou se révèle être un Outre, cela pourrait très mal tourner...
"Archmage, any ideas?" lâché-je en empêchant un homme désorienté de renverser la chaise haute de son bébé.